Exercice universitaire | Binôme | Techniques d’investigation
Master Journalisme et Médias Numériques | Université de Lorraine – Campus de Metz (57)
2020 – 2021
[Enquête] Littérature, une « fleur sauvage » à Metz
Dans les pas de ceux qui cueillent les mots sur les murs de la ville
Ils ont bourgeonné ici et là, aux détours de ruelles ou en plein cœur d’artères. Au printemps, une série d’« hexagones littéraires » ont investi le centre-ville de Metz, sous le regard curieux des habitants. Anonyme, l’œuvre intrigue, émerveille et réveille, si bien que certains se sont lancés dans un véritable jeu de piste. Nous nous sommes baladés à leurs côtés.
Mai 2020. Les corps sont confinés, les esprits restent exaltés. Alors que les rues de Metz sont étrangement inanimées, l’art urbain s’empare de l’ancienne ville endormie. Par dizaines, ces objets artisanaux, fabriqués de métal et imprimés au pochoir sont venus habiller les murs. Les « hexagones » frappés de citations littéraires éveillent les sens des Messins, au gré de leur balade quotidienne. D’abord, ils étaient jaunes. Puis noirs, puis blancs. Lorsque les premiers s’amusent à glaner les écrits d’André Gide, les autres rendent hommage à Camus et Nietzsche. Pour chacun, les mots sont choisis : « Assumer le plus possible d’humanité, voilà la bonne formule » (Les Nourritures Terrestres, André Gide, 1897), « Étreindre un corps de femme, c’est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer » (Noces, Albert Camus, 1938), « Qui nourrit l’affamé rassasie son âme » (Ainsi parlait Zarathoustra, Friedrich Nietzsche, 1883). Comme une main tendue vers l’autre, les street-artistes, qui ont souhaité rester dans l’ombre, font passer un message. Est-ce une invitation à repenser nos relations à autrui ?
Rencontre inopinée
Anne-Marie Carlier tient la librairie indépendante Autour du Monde, rue de la Chèvre. Au premier coup d’œil, elle est séduite par la démarche : « Je me baladais dans une petite rue près du Marché Couvert, lorsque j’ai aperçu l’un des hexagones pour la première fois. Le jaune saute aux yeux ! », se souvient-elle, le regard pétillant. Sur sa page Facebook, elle partage rapidement les photos de ses « trouvailles » et fédère son réseau : « C’est presque devenu une quête, un jeu de piste. »
Dans la sphère médiatique, l’événement a également fait son petit bout de chemin. « Je me rendais au travail lorsque j’ai repéré mon premier hexagone, rue Serpenoise », raconte Camille Rannou, journaliste au Républicain Lorrain. Elle est l’une des premières à consacrer de la place à ces objets insolites dans les colonnes du quotidien local. En enquêtant sur le sujet, elle établit un lien avec le Centre d’études Gidiennes, installé sur l’Île du Saulcy. Son responsable, Jean-Michel Wittmann, professeur de littérature française, réside alors sur Nancy. Informé du projet grâce à une collègue, il ne s’étonne pas que le Centre soit une piste potentielle : « Metz est la capitale universitaire des études Gidiennes au niveau mondial. Alors forcément, les premiers soupçons se sont portés sur nous », s’amuse-t-il.
« Le livre a sa place partout »
« Je pense que le côté ludique a séduit. Ça fait penser au Voyage à Nantes, un parcours touristique et artistique dans la ville », note Jean-Michel Wittmann. Le spécialiste d’André Gide établit un lien entre les trois auteurs cités dans les rues de Metz : « La contre-morale que célèbre Gide, notamment dans L’immoraliste (1902), témoigne d’une époque où l’on lisait beaucoup Nietzsche. Par ailleurs, pour Camus, André Gide est une référence majeure ». Les poseurs d’hexagones semblent avoir finement préparé leur coup. De-là à penser que l’œuvre et son message trouvent de l’écho avec la période de confinement, il n’y a qu’un pas. Pourtant, l’enseignant-chercheur tempère : « Il est tentant d’établir un lien avec la pandémie. Les Nourritures Terrestres ont connu le succès dans l’entre-deux guerres. À l’époque, c’est toute une génération qui était prête à se tourner vers l’autre, à entendre un discours différent. Cette année nous avons été privés de certaines de nos libertés. Est-ce pour cela que les hexagones messins sont nés ? On ne peut pas l’assurer aussi frontalement ».
Pour Anne-Marie Carlier, qui « passe toute (sa) vie dans la librairie », ce projet est le bienvenu : « Le livre a sa place partout. Dans un monde saturé d’images, tout à coup, il y a du texte. Ça représente beaucoup pour moi ». Aussi, elle se souvient s’être étonnée du choix de l’auteur : « Il y a quelque chose de très surprenant à lire Gide en 2020. Les Nourritures Terrestres est une œuvre particulière. » Pour autant, elle salue la démarche : « Cela permet de faire connaître l’auteur mais aussi de faire des voyages et des rencontres ; c’est du lien dans la vraie vie. » Et il est vrai, pendant le confinement, une dizaine de clients s’est rendue dans sa librairie, en quête de l’ouvrage de Gide.
« Ça interpelle les passants ! Les gens publiaient sur les réseaux sociaux. En tant que journaliste, c’était mon rôle de lever certaines interrogations », explique Camille Rannou. La jeune femme a mené son enquête, pistant les moindres traces, à la recherche d’une vérité qu’elle espérait percer au grand jour. « L’encre de certains hexagones à tendance à baver. Je me suis vite doutée que la mairie n’était pas derrière le projet, et j’en ai eu la confirmation. Alors, j’ai lancé un appel auprès d’artistes locaux et téléphoné à des internautes. Google m’a menée vers le Centre d’études Gidiennes, puis vers une librairie, mais personne ne semblait en savoir plus que moi », résume la journaliste.
« Mettre de la littérature sur les murs, c’est un moyen de faire réfléchir, d’interpeller par l’écrit. », Anne-Marie Carlier, gérante de la librairie indépendante Autour du Monde à Metz. © Antoine Poncet
Aucune autorisation
Si l’œuvre intéresse, rassemble et stimule l’imagination, c’est aussi parce qu’elle pourrait disparaître comme elle est apparue. Anne-Marie Carlier voudrait voir ces hexagones perdurer. « Je comprends que cela puisse déranger puisque ça n’a pas été « encadré ». Mais ça fait du bien que certaines choses poussent comme des fleurs sauvages », admet la libraire. Une vision que partage le responsable du Centre d’études Gidiennes : « Institutionnaliser une démarche qui invite à s’ouvrir, à penser librement, serait contradictoire. C’est bien que ce soit anonyme et non pas une opération marketing fomentée dans un bureau de la mairie ». Au début de ses investigations, Camille Rannou avait contacté l’adjoint à la culture à la Ville de Metz. Elle précise : « Je voulais savoir ce qu’ils comptaient faire. On m’a confirmé qu’aucune autorisation n’avait été donnée et que les hexagones pourraient être retirés ». Depuis, une nouvelle équipe municipale s’est installée. Timothée Bohr en fait partie, en qualité de conseiller délégué aux animations de lecture publique. Il indique, sur le ton de la plaisanterie : « On ne sait pas qui c’est, pourquoi pas, tant mieux ! Ce ne sont pas de dangereux criminels ». L’élu nous confirme que, du côté de la mairie, « le travail d’investigation n’a pas été plus loin ».
Une signature ?
Le jeu de piste continue, les auteurs restent inconnus et les suppositions vont bon train. « Les citations retenues ne sont pas forcément les plus évidentes. Il faut connaître un petit peu l’œuvre, l’apprécier vraiment, l’avoir lue, sans doute, pour avoir l’idée de créer ces hexagones. On se demande si ce n’est pas quelqu’un issu de la faculté de lettres. Ça peut aussi être une personne d’un certain âge. Ce sont deux pistes crédibles », conclut Jean-Michel Wittmann. Même si elle ne cherche pas à découvrir les auteurs, Anne-Marie Carlier avoue : « Pourquoi pas, un jour, savoir qui est derrière. J’aurais certainement beaucoup de questions à poser ! ». Au début de son enquête, Camille Rannou soupçonnait les libraires. « Mais nous avons finalement découvert un logo sur l’un des derniers hexagones, celui de la Vélorution, un rassemblement cyclo-militant. Étrange hasard, leurs couleurs sont le jaune, le noir et le blanc. Ça semble être des indices mais cela ne prouve rien… De toute façon, la Vélorution a refusé nos demandes d’interview », détaille la journaliste de presse locale.
Gagne-t-on vraiment à designer un « coupable » ? Finalement, la littérature a déjà remporté les murs, ouvrant ainsi les portes de la rue aux arts, qui comme elle, voudraient bien s’emparer de la ville.
Chloé Gaillard & Antoine Poncet